Soupe et ragoût




Voici de la musique ragoûtante... 

La foule est chaude (dit-on) et applaudit Bessie Griffin avant même qu'elle ne commence à chanter. Elle commence à chanter et très clairement, le public réagit à chaque phrase musicale chantée par Bessie, au fur et à mesure, en direct, en live (parce que lui aussi il est vivant). Ces réponses spontanées entonnées avec ardeur, enthousiasme et véhémence sont à la fois une forme de soutien à la chanteuse et une façon de maintenir l'ensemble au chaud ; il y a le feu dans la salle (dit-on). Chaque nouvel élément apporté par la chanteuse constitue un nouvel ingrédient qui suscite une réaction du public qui bouillonne : cris, rires, applaudissements, formules d'acquiescements, d'encouragement, d'identification (du type "yeah"). Le climax de cet ensemble ragoûtant apparaît lorsque les réactions surviennent non pas au moment attendu, à savoir à la fin de la phrase musicale, mais pendant.

Autrement dit : il y a une bonne mixture entre la chanteuse et son public. Il n'y a pas disjonction entre la musique, les individus et le lieu mais réunion, noeud, ensemble nodal. La musique nodale se manifeste par la multiplicité des commotions provoquées par la musique sur les individus et sur les milieux et est caractérisée par un degré de caloricité élevé. La musique nodale est le fruit d'un bon ragoût social

Rappelons l'expérience de Free Soup ou Zuppa, ce dispositif musical expérimenté par le collectif d'improvisateurs Musica Elettronica Viva qui consistait à faire participer toutes les personnes qui le souhaitaient à une improvisation collective, musiciens ou non. Frederic Rzewski décrivait la pièce ainsi : "une sorte de ragoût collectif partiellement consommé de temps à autre et renouvelé, mais ne cessant jamais de mijoter". 

" [Monsieur le Chevalier] a comparé la musique italienne à des entremêts, des confitures, des daubes, des sauces bien friandes, des vins muscats, de l'eau de Cette & du Pitrepite ; & la musique française à des potages, des compôtes, des poulardes, du veau de Normandie, &c. D'où Mr. le Chevalier conclut que comme la musique italienne est la plus piquante, elle vaut mieux pour un ragout : cependant cette musique de ragout, est celle dont il dit ailleurs que les agrémens sont fades"  (ARTICLE LXIV, "Défense du parallèle des italiens & des français, en ce qui regarde la musique et les opera", pp.174, Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux arts, janvier février 1701)

Le potage, John Cage l'appelait boue (n'est-ce pas ?). Il a dit qu'il aimait la musique de Ives, parce qu'elle opère une bonne boue musicale, c'est-à-dire qu'elle présente un aspect social comme expérience de l'écoute. "Ce qui pour moi distingue la musique de Ives, c'est qu'elle présente à la fois cet aspect social de la musique, par la référence à la nature, aux airs familiers, et puis il y a quelque chose de mystérieux en elle que nous ne connaissons pas et à laquelle nous ne parvenons que par l'expérience même de Ives, ce que dans un de mes livres j'appelle boue, boue musicale, parce qu'au delà de la fertilité de cette boue, un autre plan suggère la présence des gens, pas juste une personne, mais la société ; et nous sommes admis dans son oeuvre, à cause de la boue, je pense, qui la rend mystérieuse au moment même où elle vous fait quelque chose que vous percevez clairement, bien que vous ne soyez pas certain de l'expérience que vous vivez ; mais pour déduire de cette expérience de l'écoute la forme que vous lui donnez, vous devez vous-même mener à votre manière l'expérience à son terme" (Conversations avec John Cage, Kostelanetz, Syrtes, p.75)

Boue et soupe sont toutes deux des matières dures diluées. Pourtant, à considérer leur caractère social : la première passe plus difficilement, à condition de polémiques amusées, elle offre en effet la joie de la salissure, du désordre actif, mais peut aussi bien réduire à la peur et l'ennui, tandis que la seconde se glose d'être nécessaire et a ceci de commun avec la musique de pouvoir être populaire, pour tous — et surtout ceux qui n'en veulent pas, autrement dit de couler comme un rien même entre des dents bien serrées.
La boue demande de sauter, la soupe, elle, passe et maintient.