Réplique


Dénigrer, to denigrate. Empruntés au latin impérial denigrare "noircir, teindre en noir" et au figuré en bas latin denigrare fanam "noircir la réputation de quelqu'un". La satire, the satire, du latin satura "danse parodique avec accompagnement de flûte, reproduisant sur le mode risible les chorégraphies guerrières des ,,ludions`` étrusques, également assortie de couplets plaisants ou satiriques" ou de sa variante populaire satira appliquée à toutes sortes de « mélanges » [plat garni de diverses sortes de fruits et de légumes; ragoût], spéc. « pot-pourri scénique; réunion de pièces didactiques variées de sujets et de mètres". 
Voilà deux mentions étymologiques issues du Trésor de la Langue Française qui vont donner le point de départ d'une petite histoire de la promenade du gâteau, cakewalk, le tout début du ragtime. Nous verrons là un bel exemple d'élaboration musicale (et stylistique en l'occurrence) basée sur un principe d'imitation réciproque entre deux groupes _ deux colonies qui, par réplications successives, concourent à la composition de formes musicales et dansées. Expliquons-nous par le récit, à défaut de n'avoir de vidéo qui témoigne de la proximité de la musique et de la danse en question (nous choisissons pour cette raison une vidéo sans son).

La chalk-line était une danse ludique que pratiquaient les esclaves dans le sud des Etats-Unis au XIXè siècle. Ils marchaient sur une ligne dessinée au sol à la craie en imitant l'attitude de leurs maîtres se rendant au bal. Souvent ils dansaient avec un verre d'eau sur la tête pour avoir le dos bien raide, le buste en arrière et ils avançaient en levant haut la jambe, en tiller line (tiller signifie barre de direction, gouvernail, mais aussi labourer...), et il fallait ne pas faire tomber le verre d'eau. La cadence était donnée par des voix, des percussions, des violons, des banjos ou des guimbardes.

Pendant ce temps, dans les bals, les blancs se moquaient des noirs devant des blancs, se peignant la face en noir : ce sont les blackface minstrel show, qui comprenaient plusieurs numéros, des pots-pourris caricaturaux chantés et dansés (gigue, clock dance, buck and wing, breakdown, two-step, one-step, etc). Il y avait parmi ces derniers un numéro, le walk-around, dont beaucoup s'accordent à dire qu'il était une parodie du tawaf, un rituel du pèlerinage musulman consistant en une déambulation circulaire dans le sens inverse des aiguilles d'une montre autour du Kaaba, et/ou du ring shout, un rituel pratiqué durant les messes chrétiennes par les afro-américains consistant à frapper des mains et des pieds en chantant, en priant et en se déplaçant de façon circulaire dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.

Puis se rendant près de leurs plantations, les propriétaires allaient voir leurs esclaves danser et chanter. C'est le début d'un beau dénigrement : les blancs ne voyant pas ou feignant de ne pas voir* la dimension satirique du chalk-line s'attachèrent à vouloir mesurer la performance et la prouesse des danseurs**, s'attribuant le rôle de juge et s'octroyant le droit de délivrer une récompense à celui qu'ils estimaient être le meilleur d'entre eux : le propriétaire donnait un gâteau à celui qu'il considérait comme le vainqueur _ carotte pleine de dénigrement... Le chalk-line devient le cake-walk.

Après la guerre de Sécession dans les années 1860, les noirs commencent à être admis dans les bals des blancs et à la place du walk-around, les noirs sont invités à danser le cake-walk _ et ils parodient le walk-around... Ils se dotent de beaux habits de scène, noeud-papillons, costumes à longues basques, cannes et chapeaux hauts. Une nouvelle figure apparaît, le strut, qui est une imitation d'un coq se pavanant. La danse s'effectue en figure carré, et les changements de direction à ses angles sont nets et fluides à la fois***. Le rythme syncopé qui est celui du ragtime se formalise et les pianistes commencent à accompagner la danse. "On est en droit de penser que le ragtime est issu du paradoxe inhérent aux spectacles de baladins puisque c'est la musique à laquelle le Noir est parvenu en imitant des imitations blanches de musique noire." écrit LeRoi Jones dans Le peuple du blues. Et clou du spectacle du spectacle du spectacle : parfois les danseurs noirs se maquillent le visage en noir****. 

Qui de qui de qui de qui ? Les noirs dressent avec le cake-walk une belle satire du dénigrement des blancs envers les noirs, et du dénigrement des blancs envers eux-mêmes... Et quand le succès du cake-walk et du ragtime traverse les Etats-Unis puis l'océan Atlantique, les blancs danseront et joueront le cake-walk avec les noirs à coeur joie et à poches pleines, et ils se moqueront tous du cake-walk dans leurs shows jusque dans les années 1960. Qui de qui de qui de qui de qui de qui***** ? That really takes the cake (ça alors, c'est le bouquet). 

"Cette musique noire d'avant le jazz état comme l'image dans l'image, et ainsi de suite, qu'on voit sur les boîtes de flocons d'avoine. Le ragtime était une musique noire résultant de l'appropriation par le Noir des techniques pianistiques utilisées par le Blanc dans les musiques de variétés. Le ragtime vulgarisé qui inonda le pays dans la première décennie du siècle en était une dilution. Et, en définitive, la musique de scène et de variétés jouée dans le Nord par les Noirs était une sorte de démarquage sautillant (bouncy) des imitations vulgarisées d'imitations nègres de la musique des baladins blancs, elle-même parodie de la vie et de la musique des Noirs. On peut remonter plus loin encore, jusqu'au "vol" initial sur lequel repose la musique négro-américaine, c'est-à-dire à l'utilisation par l'Afro-Américain de la musique euro-américaine. Inextricable enchevêtrement de la vie américaine où Noirs et Blancs passent si vite qu'on n'y voit plus que du gris !" (LeRoi Jones, p.171-172).

Voilà pointée ici une forme duale qui est constitutive et constituante de la naissance de cette branche de la musique afro-américaine _ nous ne parlerons pas là de la dualité dite du dominant et du dominé mais entendons-nous sur le fait qu'imiter l'autre ne signifie pas la même chose pour le blanc et pour le noir******. Une parodie qui appelle une réplique qui elle-même appelle une réplique qui elle-même, etc, devient quelque chose de vraiment singulier, parce que c'est un procès non résolu. L'imitation réciproque et successive est une méthode de composition vivace, car la musique ne s'y établit pas là comme objet mais comme pratique de la réplique. 


* « Du point de vue de la plupart des Blancs, la pratique du cake walk consistait en une tentative de la part des Noirs, frustes et ignorants, d’émulation par rapport à leurs supérieurs. Mais il est hors de doute que l’homme de couleur considérait le cake walk comme une parodie subtile des attitudes des Blancs de la haute société qui veulent se donner des airs. » (James Lincoln Collier in L’Aventure du jazz). "Us slave watched white folks' parties where the guests danced a minuet and then paraded in a grand march, with the ladies and gentlemen going different ways and then meeting again, arm in arm, and marching down the center together. Then we'd do it too, but we used to mock 'em every step. Sometimes the white folks noticed it, but they seemed to like it; I guess they thought we couldn't dance any better." (Leigh Whipple). 
** "Sometimes de slave owners come to dese parties 'cause dey enjoyed watchin' de dance, and dey 'cided who danced de best. Most parties durin' slavery time, wuz give on Saturday night durin' work sessions, but durin' winter dey wuz give on most any night." (Estella Jones). The cakewalk was meant "to satirize the competing culture of supposedly 'superior' whites. Slaveholders were able to dismiss its threat in their own minds by considering it as a simple performance which existed for their own pleasure" (Baldwin, p. 211)
*** "Then the floor was cleared for the cake-walk. A half-dozen guests from some of the hotels took seats on the stage to act as judges, and twelve or fourteen couples began to walk for a sure enough, highly decorated cake, which was in plain evidence. The spectators crowded about the space reserved for the contestants and watched them with interest and excitement. The couples did not walk round in a circle, but in a square, with the men on the inside. The fine points to be considered were the bearing of the men, the precision with which they turned the corners, the grace of the women, and the ease with which they swung around the pivots. The men walked with stately and soldierly step, and the women with considerable grace." (James Weldon Johnson in The Autobiography of an Ex-Colored Man, 1912)
**** Par exemple, Williams and Walker ayant pour nom de scène The two real coons. "Les spectacles de baladins noirs étaient aussi des parodies ou des charges de la vie des Noirs. Mais en un sens le baladin se moquait de lui-même et en un autre, sans doute plus profond, il se moquait du blanc _ les premiers baladins noirs se mettaient "traditionnellement" du noir sur la figure par-dessus celui qui leur était naturel _ mais leur spectacle ne ressemblait que superficiellement à celui de leurs confrères les blancs. Il va sans dire qu'il était joué d'une manière plus authentique et les Noirs leur apportèrent une vitalité et un humour robuste qu'on n'y avait pas trouvé jusqu'alors." (LeRoi Jones in Le peuple du blues, p.133)
***** "Si le cakewalk est une danse noire parodiant certaines habitudes blanches, que devient-elle donc quand une troupe blanche se met à la parodier en tant que danse noire ? Je trouve l'idée de baladins blancs au visage noirci, caricaturant une danse qui les caricature eux-mêmes, d'une ironie savoureuse - or c'est là, je suppose, le principe même du spectacle de baladins américain" (LeRoi Jones in Le peuple du blues, p.134)
****** L'idée de ressemblance dans les théories post-colonialistes, et notamment dans Peaux noires et masques blancs de Frantz Fanon, désigne la pratique de l'imitation du blanc par le noir comme une conséquence logique de l'homme qui a été placé en position de discriminé : "Alors j'essaierai tout simplement de me faire blanc, c'est-à-dire j'obligerai le Blanc à reconnaître mon humanité" (p.79). Ceci dit, dans notre exemple et sûrement dans d'autres (rituels de possession des Haoukas notamment), si l'on peut croire que la parodie n'est pas nécessairement une aspiration au blanchissement mais peut-être une forme de survie et de résistance d'un côté, elle reste un dénigrement de l'autre côté.
Mentionnons par ailleurs l'opposition mimesis / mimecry employée dans les théories féministes, qui dégage deux types de rapports parodiques aux représentations de sa propre identité, l'un étant non conscient et en vue de satisfaire l'image que l'autre se fait de soi, l'autre étant une forme de résistance par brouillage de la notion d'identité. Judith Butler écrit : Au lieu de considérer l’identité de genre comme une identification originale servant de cause déterminante, on pourrait la redéfinir comme une histoire personnelle/culturelle de significations reçues, prises dans un ensemble de pratiques imitatives qui renvoient indirectement à d’autres imitations et qui, ensemble, construisent l’illusion d’un soi genré originel et intérieur ou encore qui parodient le mécanisme de cette construction (Trouble dans le genre, p. 262).