Illuq




En langue inuite inuktitut, un seul mot illuq désigne à la fois le partenaire et l'adversaire.
Ce n'est pas une conjecture hasardeuse de dire que les jeux vocaux inuits Katajjak* sont des pratiques dans lesquelles le duel est complice : il relève du belliqueux seulement dans la mesure où l'adversaire est considéré simultanément comme un partenaire. Les femmes qui pratiquent ce chant choisissent d'ailleurs leur binôme selon ce critère : l'illuq ne doit pas avoir un niveau de chant trop différent car la gagnante serait toujours la même, l'illuq doit donner la possibilité d'une tension duelle tout en offrant une bonne cohésion des voix ("they are good together"). 
La tension duelle s'exerce à la manière d'une joute, dans l'affrontement des qualités vocales respectives des deux chanteuses : endurance physique (tenue du souffle, oxygénation, concentration, etc) et performance vocale (sons de gorge, chant diphonique, imitation des animaux et des éléments naturels**, etc). Les voix se jou(x)tent (même étymologie latine juxta "à côté de") par des règles du jeu communes mais aussi par des épreuves stratégiques communes. 
Elles partagent un agencement dual codifié entre les registres et les timbres des voix, entre le rythmique et le mélodique qu'elles assument distinctement de façon alternée ; elles jouent le jeu d'une application (et d'une réactivité) dans le maintien rythmique, dans la répétition des motifs et dans l'introduction subite de variations. Le Katajjak est réussi lorsqu'il y a confusion dans la reconnaissance des différentes voix et dans l'identification de leur source, lorsqu'apparaît l'illusion d'une unique source sonore (la proximité physique des chanteuses contribue à cette confusion sonore en même temps qu'elle appelle au duel). Les deux joueuses partagent aussi des formes de challenge, de mises à l'épreuve, elles ont des méthodes pour se mettre en péril. Face à face, se regardant dans les yeux, elles déploient ensemble des formes d'obstacles susceptibles de les fatiguer, de les essouffler, de les déconcentrer : plier les genoux, rapprocher leur visage l'un de l'autre, offrir leur gorge ou un objet creux comme caisse de résonance***. Dans cette video (et chose commune), une épreuve stratégique commune est la présence des enfants qui peuvent les déconcentrer à tout moment, compromettre voire interrompre le jeu, mais qui aussi participent activement au duo en criant, en s'amusant, en courant, en tournant autour des chanteuses, etc. 
Le duel complice est du type "je vous pince sans rire" ou jeu de la barbichette : le jeu se termine lorsque l'une des deux femmes est trop essoufflée ou qu'elle commence à rire****. Perdre ou gagner n'a pas grande importance, puisque le jeu était beau, c'est-à-dire qu'il était un bon duo d'illuq

* Selon les régions, ils se nomment Katajjaq, Rekutkar, Lirngaaq, Piqqusiraarniq, Qarvaaqtuq, Npaquhiit... Tout d'abord appelés "chants de gorges" par les premiers blancs qui ont été chez les Inuits, ils sont renommés plus tard par les ethnomusicologues tels que Beverley Cavanagh ou Nicole Beaudry "jeux vocaux", dans l'idée d'insister davantage sur la dimension ludique de ces pratiques et de souligner le fait que les sons ne sont pas produits uniquement avec la gorge.
** Oies, mouettes, phoques, eider, lagopèdes, morses, moustiques, chiens, vent, eau, glace, vagues, craquements de la neige, etc
*** Particulièrement dans les rekutkar des Aïnou
**** Selon Briggs (et Nicole Beaudry), une femme qui peut rire dans le Katajjak est une femme épanouie dans la communauté (et vice-versa : une femme qui ne rit jamais dans le Katajjak n'est pas bien intégrée). La complicité dans le duel manifesterait une forme d'appartenance à la communauté inuite. La joute des coq, des cailles, les joutes nautiques, équestres, les matchs d'improvisations, le duel d'hommes politiques sur les grandes chaînes télévisées, les tensons occitanes ou le battle de rap semblent relever du même type de duel complice et on pourra se demander à la manière de Briggs si ce dernier agit là comme un indice communautariste, éventuellement jouxté de certaines formes d'ostracisme. Souvenons-nous que les grecs distinguaient l'agon désignant la compétition (à l'intérieur de la cité) entre les citoyens grecs lors des jeux dionysiaques ou sur l'agora _ il intègre _ et le polemos désignant la guerre de la cité grecque contre les barbares (à l'extérieur de la cité)_ il exclut. L'un a un aspect compétitif et l'autre un aspect guerrier, voici pointés deux types de duel qui entretiennent sûrement entre eux un rapport dialectique, quelque chose du duel complice...